Le commerce souterrain de cryptomonnaies en Tunisie : comment les utilisateurs contournent l'interdiction

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Le commerce souterrain de cryptomonnaies en Tunisie : comment les utilisateurs contournent l'interdiction

En Tunisie, acheter ou vendre des cryptomonnaies est illégal. Depuis mai 2018, la Banque Centrale de Tunisie (BCT) a interdit tout usage des bitcoins, ethereum ou autres actifs numériques. Pourtant, des milliers de Tunisiens continuent de trader en secret. Pas avec des applications locales - il n’y en a aucune autorisée. Mais via des plateformes internationales, des VPN, et des échanges en espèces dans les cafés ou les parkings. Ce n’est pas du hacking. C’est de la survie économique.

Comment ça marche, concrètement ?

Les Tunisiens qui veulent trader utilisent surtout Binance P2P et LocalBitcoins. Ces plateformes ne sont pas accessibles directement depuis la Tunisie. Alors ils se connectent avec un VPN. Ce n’est pas compliqué : un abonnement de 5 euros par mois, une application sur le téléphone, et voilà - le site débloqué. Une fois connecté, ils achètent des cryptos avec des dinars tunisiens, mais pas via leur banque. Impossible. Les banques bloquent automatiquement tout transfert lié aux cryptos. Alors, ils trouvent des vendeurs en personne. Un vendeur reçoit l’argent en espèces. L’acheteur reçoit la crypto. Pas de trace bancaire. Pas de papier. Juste un échange rapide dans un endroit public, souvent en fin de journée.

Les cryptos les plus populaires ? Bitcoin, Ethereum, et surtout USDT (Tether). Pourquoi USDT ? Parce que c’est une stablecoin, liée au dollar. Elle ne fluctue pas. Pour un Tunisiens qui voit la monnaie nationale perdre 20 % de sa valeur en deux ans, c’est une bouée de sauvetage. Même si c’est illégal, c’est plus fiable que la banque.

Les risques sont réels - et parfois brutaux

En 2021, un adolescent de 17 ans a été arrêté pour avoir créé une petite plateforme P2P entre amis. Il a passé six mois en prison. Ce cas a fait le tour des réseaux sociaux. Depuis, les gens sont plus prudents. Mais les risques n’ont pas disparu. Les banques surveillent les comptes. Si un transfert vient d’un portefeuille crypto, même indirectement, le compte peut être gelé. La police peut demander les relevés bancaires. Si un trader a reçu 5 000 dinars d’un inconnu, sans justificatif, il peut être interrogé. La loi ne fait pas de distinction entre petit trader et trafiquant. Tous sont égaux devant l’interdiction.

Les autorités n’ont pas encore ouvert de procès massifs, mais elles ont les outils. Le Comité tunisien d’analyse financière (CTAF) reçoit des signalements de banques. Si une personne fait plus de trois transactions suspectes en un mois, son dossier est ouvert. Les preuves ? Un simple échange de messages sur WhatsApp avec un vendeur de crypto peut suffire. Pas besoin d’argent transféré. Juste la discussion.

Le paradoxe de l’État

La Tunisie interdit les cryptos… mais développe une monnaie numérique d’État (CBDC). La BCT travaille sur un système de paiement basé sur la blockchain, destiné aux transferts gouvernementaux et aux aides sociales. Poste Tunisienne, l’entreprise publique des postes, teste aussi des solutions blockchain pour les envois d’argent. Pourquoi ? Parce que la technologie est utile. Mais pas pour les citoyens. La même technologie qui permet au gouvernement de suivre les paiements est interdite aux particuliers qui veulent protéger leur épargne.

Ce double discours crée une tension. Les jeunes développeurs tunisiens savent coder. Ils comprennent la blockchain. Certains ont créé des projets DeFi ou NFT. Mais ils ne peuvent pas les lancer en Tunisie. Alors ils partent. En Suisse, au Canada, en Géorgie. Des centaines d’entre eux ont quitté le pays depuis 2020. Ce n’est pas un exode de travailleurs qualifiés. C’est un exode de cerveaux qui veulent construire, pas juste survivre.

Trois jeunes échangent des billets contre des cryptos dans un parking nocturne, sous une lampe clignotante.

Les contournements de plus en plus sophistiqués

Les traders tunisiens ne sont pas des amateurs. Ils connaissent les plateformes les plus sûres : MEXC, KuCoin, OKX, Gate.io, Nexo. Ils savent quelles paires de trading ont les plus faibles frais. Ils utilisent des portefeuilles non-custodiaux comme Trust Wallet ou MetaMask. Ils ne laissent jamais leurs clés privées sur un site. Ils apprennent par les forums en arabe, par les groupes Telegram, par les tutoriels YouTube en sous-titres.

Les vendeurs ont développé des protocoles de sécurité. Pas de transfert direct. Pas de nom réel. Un code de confirmation, un numéro de téléphone, un rendez-vous dans un endroit avec caméras de sécurité. Ils échangent souvent des USDT contre des billets de 50 dinars, pour éviter les gros montants. Certains utilisent des cartes prépayées internationales pour convertir les cryptos en argent liquide à l’étranger, puis envoient l’argent en Tunisie via des services comme Western Union - en cachant la source.

Le marché est petit… mais en croissance

Personne ne connaît le chiffre exact. La BCT ne publie pas de données. Mais les analystes estiment que 2 à 3 % de la population tunisienne a déjà eu un contact avec les cryptos. Ce n’est pas énorme. Mais c’est en hausse. Les jeunes de 18 à 30 ans sont les plus nombreux. Les commerçants aussi. Un petit magasin à Sousse accepte maintenant des USDT en échange de produits. Pas officiellement. Mais en silence. Le client paie en crypto. Le vendeur convertit en espèces via un contact. Le profit est petit, mais il est réel.

Le marché souterrain ne fonctionne pas comme une bourse. Il fonctionne comme un marché noir. Comme le tabac ou les médicaments dans les pays où ils sont interdits. Les gens ne le font pas par plaisir. Ils le font parce qu’ils n’ont pas le choix. L’inflation, le chômage, la dévaluation du dinar… la crypto est la seule alternative qui donne de la valeur à l’argent.

Contraste entre un bâtiment gouvernemental avec une monnaie numérique et un jeune partant avec son ordinateur, symbole de l'exode des cerveaux.

Une réforme est-elle possible ?

Depuis 2024, des députés ont présenté un projet de loi pour légaliser la possession de cryptomonnaies et créer un cadre de licence pour les plateformes. Ce n’est pas une autorisation totale. Ce serait un contrôle. Les entreprises devraient faire du KYC, vérifier les identités, signaler les transactions suspectes. C’est exactement ce que font les banques. Mais cette fois, pour les cryptos.

La BCT n’a pas encore pris position. Mais elle a commencé à parler de « régulation intelligente ». Des réunions ont eu lieu avec des startups locales. Des experts en blockchain ont été invités à présenter leurs idées. Ce n’est pas un signal de changement imminent. Mais c’est un signal. Le silence de l’État ne peut plus durer. Les jeunes ne vont pas arrêter de trader. Ils vont juste devenir plus habiles. Et plus nombreux.

Que faire maintenant ?

Si vous êtes en Tunisie et que vous voulez trader en toute sécurité :

  • Ne jamais utiliser votre compte bancaire pour acheter ou vendre des cryptos
  • Ne jamais laisser vos clés privées sur un site web
  • Utiliser un VPN fiable (ExpressVPN, NordVPN, ProtonVPN)
  • Échanger uniquement en espèces, dans un lieu public, avec une personne connue
  • Ne pas parler de vos transactions sur les réseaux sociaux
  • Ne jamais déclarer vos gains fiscalement - pour l’instant, c’est impossible

La loi ne change pas. Mais les gens changent. Et les technologies aussi. Ce n’est pas une question de savoir si la Tunisie va autoriser les cryptos. C’est une question de savoir quand elle va accepter qu’elles sont déjà là.

Est-ce que je peux être arrêté pour avoir acheté du Bitcoin en Tunisie ?

Oui, c’est possible. Même si vous n’avez vendu ni échangé, simplement posséder des cryptos via une plateforme non autorisée peut être considéré comme une infraction. Des cas d’arrestation existent, surtout pour les personnes qui ont organisé des échanges ou qui ont reçu de gros montants. Les autorités ciblent surtout ceux qui agissent comme des intermédiaires, mais les simples utilisateurs peuvent aussi être interrogés si leurs transactions sont signalées par leur banque.

Pourquoi les banques bloquent-elles les transactions liées aux cryptos ?

La Banque Centrale de Tunisie a interdit formellement les cryptomonnaies en 2018. Les banques sont obligées de suivre cette directive. Elles utilisent des systèmes automatisés pour détecter les mots-clés comme « Binance », « USDT », ou les adresses de portefeuilles connues. Si un transfert correspond à ces critères, le compte est gelé. C’est une mesure de conformité, pas une décision bancaire. Les employés des banques n’ont pas le pouvoir de faire une exception.

Puis-je utiliser une carte bancaire étrangère pour acheter des cryptos ?

Techniquement, oui. Mais c’est risqué. Si la banque tunisienne détecte un paiement effectué vers une plateforme crypto, même via une carte étrangère, elle peut bloquer la carte ou demander des explications. Les banques tunisiennes surveillent aussi les transactions internationales. Ce n’est pas une solution fiable. Il vaut mieux éviter.

Quelles cryptomonnaies sont les plus utilisées en Tunisie ?

USDT (Tether) est la plus populaire, car elle est stable et liée au dollar. Le Bitcoin suit, car il est le plus connu. L’Ethereum est utilisé par les développeurs et ceux qui veulent accéder aux applications DeFi. Les autres cryptos comme Solana ou Dogecoin sont rares, car elles sont trop volatiles ou peu comprises.

Le gouvernement va-t-il légaliser les cryptos bientôt ?

Il y a des signes de changement. Des députés ont proposé un projet de loi pour légaliser la possession et réguler les plateformes. Mais aucune date n’a été fixée. La BCT avance lentement. Elle explore la monnaie numérique d’État, mais pas les cryptos décentralisées. La pression des jeunes et des entrepreneurs augmente, mais la réforme prendra du temps. Pour l’instant, la loi reste la même : interdite.

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